• Exercices de prédation <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

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    « Suis-je éveillé ou endormi ? Mais quelle différence ... ? Ou plutôt, s’il y en avait une, à quoi la reconnaîtriez-vous ? Et s’il y avait une différence reconnaissable, qui s’en soucierait ? »<o:p></o:p>

    <o:p>(Lawrence DURELL, « Nunquam »)</o:p>

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    1<o:p></o:p>

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              Un beau matin, je me lève. Je tends la main, le fond de l’air est un peu frais. Je sors la tête. Et puis le cou. Bref, je me mets debout. Je me précipite chercher de l’eau pour arroser ma belle orchidée sur la fenêtre. Je l’arrose. Je réfléchis. Je pense à mon orchidée rouge qui dort dehors au mois de décembre. Je pense à moi aussi qui dois me mettre sur la pointe des pieds pour l’arroser. De là, je me hâte vers le garde-manger, en sors un bout de fromage de chèvre sec et un morceau de fougasse. Comme j’ai oublié d’enfiler un manteau en sortant du lit, je commence à grelotter. Je remédie à cet oubli et sautille sur place pour me réchauffer. Je sautille de plus en plus haut. J’arrive à la hauteur de la belle orchidée. Elle me salue et me remercie de l’avoir arrosé tout à l’heure. Je lui dis que c’est tout naturel et retombe. Au saut d’après, elle me dit qu’aujourd’hui elle voudrait se changer les idées en rendant visite à un ami. Je lui dis que c’est impossible et retombe. Nous finissons par nous disputer et elle me traite de tyran ... <o:p></o:p>

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              J’ai eu très peur qu’elle ne blesse quelqu’un en tombant de la fenêtre. Personne ne passait. Je suis descendu ramasser les morceaux du pot de terre et de l’orchidée. Elle m’a dit en mourant que c’était mieux ainsi. Je me suis mouché le nez et elle a rendu son âme à Dieu.<o:p></o:p>

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              Faut-il l’avouer, mais je me suis déguisé en femme. Avec un foulard sur les cheveux, du fond de teint et des talons hauts. J’avais l’air d’une douce ménagère en quête d’un peu de réconfort. Comme ça, je suis allé chez Louis, le fleuriste, acheter un pot de violettes. Elles n’ont rien dit. Arrivé chez moi, j’ai mis bas mon déguisement. Elles ont d’abord été très surprises, puis se sont mises à crier. J’ai tout essayé pour les rassurer. Je me suis remis le foulard et le fond de teint. Ca n’a pas marché. Elles ne se sont calmées qu’après que je sois sorti de la pièce. Je suis allé chez le cordonnier. Il m’a prêté une paire de longs ciseaux. J’aime autant les bouquets de violettes ...<o:p></o:p>

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              Le lendemain, j’ai fait l’acquisition de deux beaux poissons rouges et d’un bocal rond. J’ai posé le tout sur le rebord de la fenêtre, mais à l’intérieur. Dehors, il y a un chat qui serait trop content de s’en régaler. J’ai donné un nom à chacun des deux poissons. Je n’arrive jamais à m’en souvenir. Pour les appeler, je tapote sur la paroi du bocal avec mes ongles. Je leur donne alors le premier nom qui me passe par la tête. Je ne suis pas sûr que ce ne soit jamais le même. Ca ne me gêne pas, mais eux semblent très contrariés de mes approximations. Ils ne peuvent bien sûr pas me dire ce qu’ils en pensent, car les sons se propagent très mal dans l’eau et de toute façon ils ne sont pas bavards. Ils m’exaspèrent même un peu avec leur discrétion. Je ne sais jamais ce qu’ils pensent. Ils sont loin de mon orchidée qui connaissait par cœur sa philosophie de Protagoras à Etiemble. Elle était aussi panthéiste. Elle aurait été néanmoins surprise de voir la piteuse métamorphose des poissons rouges durant leur cuisson. Ils changent de couleur et virent au marron clair. Leur chair est d’ailleurs très fade. Le regard du chat derrière la fenêtre n’en fut pas moins plein de reproches quand, attablé avec une petite cérémonie, j’ai dégusté les petits poissons. Après, je me suis couché. Un bon sommeil réparateur m’est tombé sur la tête. Je le sens, il est encore là.<o:p></o:p>

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              Le matin, je me lève, ordonné et concis. Je me douche, me rase et m’habille. Carnet à tout noter et crayon dans la poche intérieure. Un peu d’exercice et au boulot. C’est tous les matins la même histoire. Seul change le souvenir des rêves de la nuit. Je suis un homme qui rêve tous les matins qu’il dort et que ses rêves l’emportent. Parfois, au fil d’un rêve, je devine que je dors : ça me repose. Parfois, je crois me voir mort et ça m’inquiète. Ce matin, je me suis répété en me rasant : tu es un homme qui dort. L’orchidée m’est revenue à l’esprit, puis le bouquet de violette, le chat et les poissons rouges. Je me suis habillé et au boulot. <o:p></o:p>

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              En passant sur la Canebière, j’ai échafaudé une brève théorie qui explique la connaissance par l’amour. L’amour que l’on porte au monde. Après mure réflexion , la psychanalyse m’a paru déjà susceptible de tout dire. Il m’arrive d’abandonner. J’ai essayé comme ça, à plusieurs reprises, d’inventer un lieu où tout resterait à faire, tout serait à dire. Sans succès. J’aime m’imaginer en penseur solitaire sous un ciel étoilé. Je vais m’asseoir sur le premier banc qui borde la bouche du métro Vieux Port, en sortant sur la droite. Je médite, un peu grave, sur le devenir ou le non-devenir de cette piteuse humanité. Un croquis. Deux croquis. Après ça, je pousse la promenade jusqu’à l’Opéra.  Le bel Opéra de Marseille autour duquel déambulent les péripatéticiennes ...<o:p></o:p>

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              Contrairement aux idées reçues, les belles de nuit marseillaises travaillent surtout de dix-huit heures à minuit. Quand les bureaux ferment et juste après que les gosses soient couchés. Je sais les observer sans trop me faire remarquer. Je m’installe sur les marches de l’Opéra et me fais tout petit. Certains vont jusqu’à lancer hâtivement en m’apercevant : « vé le petit nain ». Ils sont dans l’erreur, je ne suis pas si petit en vérité. Mais je suis à la bonne hauteur pour regarder cette ville où rien ne se passe. Je ne parle pas de la routine qui vous emplit les yeux et les oreilles. De cet excès de répétition. Je parle de ce qui n’arrive jamais : que quelqu’un décide de s’asseoir sur les marches de l’Opéra pour observer le mouvement des péripatéticiennes au côté d’un petit bonhomme ensommeillé. Là, vous avouerez qu’il advient à Marseille peu de choses de cet ordre. Et c’est ce qui lui donne cet aspect funéraire qui flotte sur son agitation perpétuelle. Les gens petits y sont définitivement des nains.<o:p></o:p>

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              Je dois souffrir d’être incompris. Il faut dire qu’à la hâte bien peu de gens se comprennent. Il faut du temps pour y parvenir. Et le temps semble devoir échapper aux humains. Trop d’incertitudes. Combien de temps dure un rêve ? Et qui veut s’en souvenir ? Beaucoup pensent que les rêves sont voués à s’effacer au réveil et que les rêves du lendemain ne s’annoncent pas. C’est autant de bonnes raisons pour les remplacer par du sens commun. Autant dire tout de suite qu’avec ma taille je ne peux pas aimer le sens commun. C’est une sorte de planification des dires et des pensers qui me navre. Je me dis que je pourrais être noir, venir de loin et n’être pas grand. J’entendrais souvent « vé le petit pygmée ». Tout me sauterait aux yeux. Ce serait le seul avantage que me conférerait mon extranéité exotique : le recul. Je me dirais « en Afrique, tu étais tout commun, tout vulgaire, tout plein de bonnes paroles banales et ici tu es tout simplement un petit pygmée ». Même les prostituées ne voudraient pas de moi. Je serais tout extérieur à ce monde. Mais là, j’extrapole. Je prends du recul quand même.<o:p></o:p>

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              Je voulais devenir philosophe, plutôt qu’artiste à tout faire. J’aurais eu un regard figé superbe. Que le monde prenne si peu de sens nouveau m’aurait toutefois condamné à répéter. Je l’aurais craint. Hormis qu’une prostituée ne veuille pas de moi, rien ne me fais plus de peine. « Tu me fais de la peine, Marius ! » suis-je encore capable de lâcher quand l’autre me jette un regard mauvais. Mais c’est pure formalité. Je sais voler chaque jour mon petit bonheur aux humains. Je récolte même quelques sous que, les soirs de spectacle, les bourgeois en se baissant me déposent au creux de la main. Presque plus rien ne me vexe, disais-je. J’ai appris à prendre du plaisir dans la rencontre fortuite de quelque œillade fugitive. En bref, à nicher mon regard d’abord sur les poitrines de belles dames accompagnées au sortir du concert, à cette hauteur où brillent fort les colliers, puis à remonter jusqu’à croiser leurs yeux, quelquefois superbes, quelquefois ahuris.<o:p></o:p>

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              « Gardez la femme! », ai-je souvent envie de crier. « Je ne prendrai que ses yeux et la rivière de diamants ». A ce moment là, immanquablement, sous prétexte de contrôler mon identité, un agent de police s’approche et me met un coup de pieds dans le tibia. Ensuite, très souvent, il investigue mes mobiles et m’enjoint de circuler. Et plus vite que ça.<o:p></o:p>

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              Je n’ai rien contre la police. Elle est, dans l’Ordre des choses, aussi naturelle que le mouvement perpétuel des employés de banque, des marchands de chichis à l’Estaque ou des horloges solaires. Elle ne se montre finalement incompatible qu’avec les tibias des petits blancs. Ou pire, des petits noirs. Je pourrais me faire amputer des deux jambes et aller, cul de jatte, sur le parvis des églises régaler mon regard des dessous des bigotes. Mais la religion se perd et elles sont toutes vieilles. Je regretterais ma place à l’Opéra. Et puis, je n’en serais pas moins tout noir dans ma tête. Solidaire du monde des pygmées. Même la philosophie n’aurait su me sortir d’une telle impasse. Aussi, plus le temps passe, moins le sort de mes tibias me préoccupe. Mieux j’accepte d’être noir dans la tête. Ce que le philosophe toujours tâtonnant dans l’obscurité métaphysique recherche et ne sait pas trouver, c’est peut être le Nègre suprême. Celui qui, assis sur les marche d’un vaste Opéra par une nuit sans courant électrique, observe le carnaval humain en toute impunité. En attendant la nuit orgasmique où le cosmos tout entier et déshabillé prendra violemment conscience qu’il est observé par quelque chose comme un Nègre suprême, je m’étends et je rêve.<o:p></o:p>

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    4<o:p></o:p>

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              Aujourd’hui, je n’aurais voulu pour rien au monde être ailleurs qu’à Marseille, assis sur les marches de l’Opéra. Une créature magnifique est venue me demander du feu. Je lui ai donné celui de mes yeux. Elle est allée ensuite prendre place à l’angle de la rue, une jambe ballante, talon contre le mur, le bras controlatéral ballant aussi pour caresser une jambe infinie et porteuse de l’ensemble, alors que du bras opposé elle tenait un sac de cuir et de dorures contre ses hanches ...<o:p></o:p>

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              Et ne croyez surtout pas que je ne suis qu’un vulgaire voyeur. Les prostituées n’ont en vérité, pour moi, qu’un intérêt secondaire. D’un certain point de vue, leur conduite fout même à l’eau un certain nombre de mes théories. Je parviens d’ailleurs rarement à accrocher mes rêves sur elles. Sauf à parler bordels magiques et enluminures. Sauf à prêter de la magie au spectacle. J’ai trop, en ce moment, tendance à stigmatiser le triste état de la condition d’être-au-monde pour jouer le jeu. Je n’ai pas toujours été comme ça.<o:p></o:p>

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              Je disais tout à l’heure que les prostituées sont en mesure d’infirmer en partie certaines de mes théories. Comment expliquer leur propre abstraction quant aux choses du corps ? Leur logique marque-t-elle un recul conscient sur la bonne ordonnance de la vie marseillaise ? J’ai du mal à souscrire à l’idée d’Engels que vendre son cul est plus révolutionnaire que vendre sa force de travail. Et pourtant ...<o:p></o:p>

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              J’ai écrit sur un tout petit bout de carton après que la très belle du coin soit partie avec un client : « Vous remarquerez qu’il y a en lambeaux - sous les arbres - dont la majesté calme toujours les âmes en peine - souvent un corps dévêtu - échappé encore trop jeune pour avoir su parler - et n’a pas entendu la beauté de ce chant - où s’inscrivent tout doux - dans un immense sourire - les dents pleines de chair  ». Petite méditation et au dodo.<o:p></o:p>

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              Tout se précipitait. Je me grattais le menton. Sourire énigmatique de héros à la commissure des lèvres. Je décidais de ne pas prendre le dernier verre que ce brave Marius me tendait pour la route. Je me retrouvais hors du bar quelques instants plus tard. Assez fier de moi. Je ne sais pas vraiment résister à l’alcool, mais je n’aime pas que l’on me force la main. J’inclinais un peu ma casquette de bouliste. Comme ça, j’avais l’air encore plus redoutable. Je traversais d’un pas décidé les rues étroites du Panier. Détour volontaire par la place des Moulins à la nuit tombante. Il faisait doux pour un soir de décembre. Je n’allais pas être déçu de la promenade. Quelques sensations fortes s’annonçaient au coin de la rue. <o:p></o:p>

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              Je ne pus m’empêcher de frémir en apercevant la fille. Je devrais dire en la scrutant. Elle me demanda naturellement du feu. Je n’en avais pas en poche. Je lui proposai sans hésiter de visiter le jardin qui jouxte mon chez-moi. Je fis avec les bras plusieurs cercles dans l’air pour bien lui dire le feu d’enfer qu’elle trouverait dans l’atelier là-haut sous les toits, après le jardin. C’était beaucoup anticiper. Néanmoins, de bonne grâce, elle me suivit. Petits regards coquins et investigations discrètes. En marchant, j’en déduisais rapidement qu’elle en savait beaucoup. Beaucoup plus qu’une inconnue de passage. Son intérêt pour les banalités que je lui débités était trop ouvertement feint. Quelle idée avait-elle derrière la tête ? J’entamais avec elle un jeu subtil de mensonges et de sous-entendus. Elle prenait une mine de plus en plus candide. Allais-je devoir me ruer sur elle et la mettre hors d ’état de me nuire ?<o:p></o:p>

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              Cette nuit là, je fus extrêmement gêné. Accroupi au fond du jardin qui jouxte mon chez-moi, je m’appliquais à découper un corps de femme. Penché à sa fenêtre, mon voisin observait la scène. Ca me mettait mal à l’aise. Il faisait de plus en plus tiède et cette curiosité malsaine me révulsait. Ma besogne finie, je creusai péniblement un trou afin d’y mettre les morceaux. Le voisin ferma ses volets. Sans doute pour aller se coucher. J’en fis autant.<o:p></o:p>

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              Le matin, je fis mon petit tour sur le Vieux Port. Tranquille. Détendu. Une halte à la terrasse du Grand Café. J’appelai Jeannot, le garçon. Je lui dis, comme d’habitude, « oh Jeannot, tu me l’amènes ce petit noir ... ». Un hochement de tête endormi comme seule réponse, puis vint mon café. Ce Jeannot là n’est pas bavard. C’est un grand discret. Je ne l’aurais pas reconnu hors de sa terrasse. J’observai aussi les pigeons. Parfois, j’ai l’impression d’apprendre un je ne sais quoi d’essentiel en les regardant. J’ai avalé le petit noir et au boulot.<o:p></o:p>

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              En ce moment, je donne dans la poésie tragique. Parce que je suis en deuil. D’ordinaire, je fais exclusivement de la sculpture monumentale. Ca remplit mes journées et l’atelier. Je sors de plus en plus souvent pour respirer et je ne laisse quasiment plus entrer personne. J’ai d’ailleurs affiché le texte qui suit sur ma porte : « Ô schéma de la prédation ! Lumière intérieure et brasier nocturne. Ô porte flammes, montre moi le chemin. Intercède en ma faveur auprès du destin trop rapide de l’humanité. Rends moi mes ailes. Aide moi, dans ce monde de limaces et de foetus impatients, à retrouver les forces de l’au-delà, de l’avant et de l’après, de la tempête cosmique et de ses avatars. Aide moi à me libérer et ton prix sera le mien. L’éternité dans l’éther m’importe peu. Ô prédateur de la nuit, ordonne aux vents de souffler ». Le jours où j’ai accroché ça au-dehors, j’ai été soulagé. Les autres n’apprécient pas le contenu.<o:p></o:p>

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              Une belle de nuit qui avait lu le texte avant d’entrer m’a même fait une crise d’asthme. Elle s’est recroquevillée sur elle-même dans un coin de l’atelier. Puis, elle s’est mise à haleter en murmurant, la tête entre les jambes. Je me suis assis à ses côtés et elle m’a dit qu’il était là. Que Lucifer en personne s’était déplacé. Que son souffle parcourait la pièce. Et qu’elle entendait un grognement monter des ténèbres. La chaleur devint suffocante et elle s’évanouit. <o:p></o:p>

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              Pourquoi pas ? Une mère, c’est sacré ! Cette fois, j’allais tordre le cou à Louis, le fleuriste de la Plaine. Il avait mis sa mère en maison de repos. Là où il ne restait plus aux vieux qu’à bailler et mourir. Je la voyais, sa mère, sortir sur le pas de sa porte et appeler « Lll-ou-iii... ». Elle avait toujours eu un petit ventre qui remontait sous ses seins quand elle inspirait et qui retombait très bas quand elle lâchait son « Lll-ou-iii... ». La veille, il l’avait chargée dans sa camionnette. Toute maquillée. Le bel ensemble et le collier de perles de culture. Il lui avait dit qu’elle allait se reposer à la campagne. Elle qui n’avait jamais pris le temps de se reposer, ni à la campagne, ni ailleurs.<o:p></o:p>

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              Qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire ? Louis dit que ce n’est pas la mienne et qu’il n’y a plus assez de place chez lui. Un point, c’est tout. Même la coiffeuse, celle qui a appelé son magasin « Quoi ? Feuze », m’a dit que je n’y pourrai rien. Quoi ? Il faut que je m’en tienne à ma casquette de bouliste ? Que je disserte sur ma casquette blanche qui, à Marseille, ne fait pas si mauvais genre ? Car oui, ma casquette fait artiste. Alors là, je m’assois sur un banc. Je souffle un bon coup. Je remonte la casquette pour m’assurer un joli champ de vision; ça me dégage le front. Et qu’est-ce qu’il se passe ? Il se met à pleuvoir. Ma casquette, je la porte enfoncée jusqu’au nez, pour qu’on comprenne bien qui je suis.<o:p></o:p>

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              Je préfère me coucher et ne plus rien savoir. Des journées comme celle là, ce n’est pas fait pour me mettre en forme. Il y a quelque part quelque chose qui bloque. Moi, ma casquette blanche, je ne l’abandonnerai jamais. Louis, tiens toi le pour dit. Je me sers d’abord un Gambetta, enfile un semblant de pyjama et m’étale sur le lit. Je pense à Louis qui ira se soulager à  la messe en latin. Il fera un peu pénitence. Le problème sera vite évacué. Il aime bien les contenants, Louis. Sa mère dans un bel aquarium. C’est plus qu’il ne lui en faut pour s’absoudre. J’éteins le lumière. Et m’endors. <o:p></o:p>

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              Une après-midi de sel se préparait. On sentait la tempête se déployer sur Marseille. C’était de bon augure. Rien ne m’aurait plus inquiété aujourd’hui que d’affronter seul la banalité des apparences. L’apparence des gens. Des choses. De la ville toute entière. Levé trop tôt ce matin, après mon petit tour de quartier, je suis surtout resté étendu sur le canapé. J’ai un peu lu Lao Tseu appuyé contre l’étagère branlante de la bibliothèque. Et j’ai fini par taper quelque coups de ciseau dans un buste de femme à cornes. <o:p></o:p>

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    9<o:p></o:p>

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              Il y eut un tonnerre derrière la colline, puis ce fut grandiose. Apparurent d’immenses oiseaux bleus, suivis d’innombrables petits gris et d’une troupe fauve de beaux animaux à fourrure. C’était le lâcher du gibier pour la chasse. Hé ! Louis, arrêtes de te demander lequel tu vas esquagasser et tire ! Nom de Dieu ! Je venais de placer le canon de mon fusil  sur la tempe de la perdrix, qui eut tôt fait de comprendre ce qui la menaçait. Elle esquiva. J’avais bien failli me mettre dix grammes de chevrotine sur les pieds. La prochaine, je l’aurai à l’arme blanche.<o:p></o:p>

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              Ce Louis, c’est mon grand ami, mais c’est vraiment un bon à rien. On avait commencé très tôt à le lui dire. Vers cinq ans, sa grand-mère lui répétait « nage, nage, tu vas nager ! » et elle essayait de le traîner jusqu’à l’eau. Lui, il ne voulait rien entendre. Il s’enracinait dans le sable. La grand-mère finissait par lâcher prise en lui criant « bon à rien, regarde les autres enfants comme ils nagent, comme ils sont beaux et qu’ils font plaisir à leur mémé ». Sa grand-mère, elle était morte depuis longtemps, mais il l’aimait encore beaucoup. Il ne savait toujours pas nager. Cela n’avait plus aucune importance pour personne. D’ailleurs, il ne savait pas faire grand chose et tout le monde s’en fichait. J’avais fini par égorger deux perdrix. Louis n’avait pas été fichu d’ajuster un faisan qui l’avait reconnu et venait manger dans sa main. Ce faisan, avec quelques autres, c’est lui qui l’avait charrié jusqu’au terrain de chasse. Alors ...<o:p></o:p>

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    10<o:p></o:p>

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              Le soir, je suis monté par le flanc de la colline jusqu’à la Bonne Mère. En entrant dans la chapelle, j’ai cherché un bénitier qui ne soit pas vide. J’ai fait un signe de croix. Je le fais parfois très bien. Je soupire en même temps. Cette eau bénite sentait un peu le pipi. J’aime bien aussi les vaisseaux de guerre en bois pendus au plafond de la chapelle. Ils rappellent que les Outre-Atlantiques eux-aussi sont passés par là, juste après les Germaniques. On dit que les Outre-Atlantiques sont des gens très pieux. Je les aime bien quand même. N’essayez pas de me parler des Germaniques. J’ai brûlé un petit cierge en pensant aux Outre-Atlantiques et à la mère de Louis. Et je me suis assis sur un petit banc. Exceptionnellement, j’ai dévissé ma casquette de bouliste. Tout ce silence.<o:p></o:p>

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              Quand on m’appelle « mon petit », je ne réponds pas. Je toise. Je méprise. J’ai voulu me confesser. Pas moyen de trouver une oreille assermentée. J’ai bien aperçu un curé. Trop nerveux. Il s’est précipité sur un couple d’amants collés-collés dans un coin de la chapelle. L’amant avait la main déployée sur sa poitrine généreuse à elle. Le curé, arrivé par derrière, avait crispé ses doigts sur son épaule à lui. Il avait invoqué le Christ, mort sur la croix, et tout était rapidement rentré dans l’ordre. Les mains dans les poches et les deux gros seins dans le soutien-gorge. Moi je m’étais levé pour l’interpeller, mais il se pressait déjà vers un autre couple en émoi. J’avais bien essayé de respectueusement le héler, mais il m’avait lancé, en accélérant : « une minute, mon petit ». Je suis redescendu un peu en colère. Du coup, j’envisageais de commettre illico de multiples actes de chair.<o:p></o:p>

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              On clame trop peu souvent haut et fort ses propres mérites. Il ne faut surtout pas y croire. Mais ça décontracte. Je suis donc moins grand que d’autres, mais très bien de ma personne. Dans la logique des raconteurs d’histoires, quand on dit « patati patata mais bidule truc », cela signifie « certes patati patata est important, mais mais mais bidule truc l’est plus encore ... ». Alors, je plais. J’ai les oreilles un peu grosses, mais je les recouvre avec ma casquette d’artiste marseillais. Ce que j’en dis aussi, surtout aux belles curieuses, c’est qu’elles témoignent de mon aptitude naturelle à jouir de l’harmonie des sons. Mon nez est assez long, mes lèvres fines et mon front étroit. Bref, la nature ne s’est pas montrée trop avare avec moi.<o:p></o:p>

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              Quand j’ai quelques doutes et que les « mais » ne suffisent pas, je mets le cap sur l’Opéra. Je me peigne. Me rase. Enfile des chaussures à talons. Ajuste ma casquette. Un alcool fort pour la route. Et vogue la galère. C’est que je suis, comme qui dirait, un artiste courageux et mélomane. De chez Lucienne, ma libellule du samedi soir, on entend aussi bien qu’à l’orchestre et on peut se mettre à l’aise.<o:p></o:p>

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              Jules, c’est le frère de Louis. Il fait ses trente neuf heures par semaine comme agent de police. Pas les gardes mobiles, mais la police urbaine. La police tranquille. Un jour, il a eu l’extrême amabilité de m’inviter à un interrogatoire. Comme ce n’est pas légal, c’est réservé aux amis. C’était l’interrogatoire d’un petit Oriental. Un nouvel arrivant à Marseille. C’est mieux que rien. Juste un petit Oriental suspecté d’avoir emprunté une bicyclette. Comme beaucoup de petits Orientaux.<o:p></o:p>

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              On ne lui avait pas attaché les mains dans le dos. Pour bien dire qu’à Marseille la police ne s’inspire plus des méthodes des Germaniques. On lui a même donné un chocolat. Et puis une gifle. Et un coup de pieds dans les tibias. Il avait dit à Jules quelque chose d’agressif en oriental. Ce qui n’était pas très élégant vis à vis de Jules. En rien polyglotte. Cela avait amené Jules à le corriger à nouveau. Et ainsi de suite. Finalement, on l’avait relâché faute de preuves. On ne voyait plus que c’était un petit Oriental. Il était bleu-vert sur tout le visage et sur les tibias. Sa grande sœur l’avait attendu dehors. Elle l’avait reconnu à ses belles chaussures cirées et à ses petits yeux noirs. Elle avait hurlé en le voyant. Elle n’aimait certainement pas le bleu-vert. Couleur martiale.<o:p></o:p>

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              Furieuse la grande sœur. Noire et souple comme une panthère. Elle avait pris le petit dans ses bras en lui parlant oriental. Il pleurait. Pour le consoler, on avait bien compris qu’elle lui promettait d’arracher quelques paires d’yeux de flics. A ce moment là, cet imbécile de Jules aurait bien sacrifié son iris glauque pour perquisitionner sa chute de reins. Dans les jours qui suivirent, tous les flics du quartier décidèrent de porter des lunettes noires. Jules aussi. Il réussit quand même à en convaincre quelques uns d’inviter la jeune fille à visiter l’arrière-boutique du commissariat. Ce qui fut fait.<o:p></o:p>

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    13<o:p></o:p>

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              C’était le mois de Noël. Je sortais de mon atelier. Le couloir sombre sentait la routine mortuaire. Comme dans mes plus mauvais rêves. J’errais dans les rues à grands pas. Ma gabardine sombre allongeait exagérément mon ombre de prédateur. Je marchais à la recherche d’une proie. Mon regard noir en disait long. Je gardais la bouche entrouverte pour laisser voir mes canines. Le rictus ne trompait pas. Ce soir, j’étais sans doute l’être le plus extraordinairement cynique qui se put rencontrer à une heure aussi peu avancée dans les rues de Marseille. Lucifer s’était peut être arrêté devant ma porte et le texte affiché lui avait plu. <o:p></o:p>

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              J’aurais voulu avoir les doigts longs et osseux d’un vampire. J’en avais déjà l’appétit. Un couple de bourgeois en ballade nocturne avait changé de trottoir en m’apercevant. Je sentais combien ce soir je traînais une aura surnaturelle. Et que les simples mortels, ni artistes, ni rien, ne pouvaient qu’être pris de terreur en m’apercevant. J’étais d’une présence si intensément inhumaine que mon ombre déplacée sur le sol par les réverbères me causait une soudaine angoisse.<o:p></o:p>

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              Je commençais à ressentir lourdement la fatigue de la marche forcée. Il n’y aurait peut être rien pour moi ce soir. C’est l’œil plein de brume et la jambe pesante que j’aperçus enfin ma victime. C’était une splendide créature. De longs cheveux tressés. Agée tout au plus d’une vingtaine d’années. Elle fut prise, comme prévu, d’une terreur violente quand j’arrivais par derrière pour lui sauter au cou. Sa course était désordonnée mais rapide. Elle s’asphyxiait sans pouvoir appeler. Moi, j’avais bien du mal à prendre le rythme. Elle alla finalement se perdre au fond d’une impasse, où mon sombre office fut expédié. Elle poussa un cri aiguë avant que je ne l’étende suffoquée dans le caniveau. Le gars qui faisait mine de promener son chien me jeta un regard méprisant. Il avait si patiemment attendu que j’abuse d’elle. Ce n’était pas mon genre. Une vieille, sans doute propriétaire de l’impasse, me cracha dessus de son balcon. Elle maugréa que maintenant le corps encombrait le passage. Je croisais encore quelques regards réprobateurs ou déçus avant que dans mon repli les ruelles de la Plaine ne m’offrent leur protection.<o:p></o:p>

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              Ce coup là, j’étais épuisé. Je n’avais même pas eu le cœur de la couper en morceaux. J’avais aussi un cor au pied. Je fis, dans la nuit qui suivit, un beau rêve doré. J’étais dans les bras de la Bonne Mère. Elle me berçait. Me dorlotait. Je tenais amoureusement un gros œuf de Pâques. Je le dégustais lentement en le brisant avec méthode. <o:p></o:p>

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  • Chapitre 9 – A Rosazia<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

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    Arrivés en début de matinée au hameau de Rosazia, les frères du brouillard s’étaient arrêtés devant la demeure du Stregu. Une vaste maison de pierres grises. Avare en ouvertures sur la façade principale. Des murs aveugles au Nord et à l’Est, dos aux vents des montagnes. Une masse lourde et carrée, solide comme une tour génoise. Quelques dépendances autour. Une maison inspirant la sobriété le jour et un néant d’humanité la nuit.<o:p></o:p>

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    Ce 23 septembre 1798 s’annonçait une journée de pénombre et de repos pour la troupe des hommes en noir. Les abords de la maison du Stregu étaient déserts. Comme l’ensemble du hameau. Rien d’inhabituel au demeurant. Chacun s’affairait à des tâches d’intendance. Amenait sa monture aux écuries. Séchait les chevaux. Les soulageait de leurs selles et harnais. Des bagages et des armes. <o:p></o:p>

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    La porte du Stregu ne s’étant pas ouverte d’elle-même, les frères préféraient attendre patiemment qu’il se manifeste. On ne dérangeait pas le sorcier de Rosazia. On le provoquait encore moins, sauf à chercher la mort. Et se signaler à son attention, devant sa propre demeure, eut été pour le moins un affront à son acuité et à son omniscience revendiquée. Les frères du brouillard se regroupèrent donc au fond de la plus spacieuse des écuries. Le vénérable Ettore Lupini souhaitait mettre au point les derniers détails techniques de leur opération. Des détails que chacun savait émis sous réserve des recommandations que leur ferait le sorcier.<o:p></o:p>

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    Le Stregu de Rosazia demeurait enfermé dans son cabinet de travail. Un bureau ordonné. Sans alambics, ni chouettes empaillées ou bocaux d’onguents visqueux. Des portraits aux murs. Des ancêtres sévères. Des maîtres d’allures dogmatiques. Et des étagères couvertes d’encyclopédies, de livres de belle facture et peut être de quelques grimoires. Une pièce sobre, à l’image de la bâtisse. En définitive, un lieu semblable à bien des cabinets de vieux notaires ou d’érudits versés dans les sciences apothicaires. <o:p></o:p>

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    La tournure donnée aux événements par la confrérie du brouillard le préoccupait sans qu’il sache pourquoi. Ce sartenais, d’une intelligence rare et portant avec prestance sa soixantaine d’années, dédaignait les êtres petits et les situations bancales. Il s’était élevé très au-dessus  du commun des mortels, en partie pour ne jamais se trouver enfermé dans de médiocres obligations. Ce manque presque inédit de discernement le troublait intimement. Il sentait son devenir lié aux événements en train de se tisser, mais ne parvenait pas à en détecter les causes. Et encore moins les remèdes. Que les hommes en noir ne voient que d’un œil leur entreprise lui déplaisait fortement. Un stregu ne se contentait jamais de calculs à courte vue. <o:p></o:p>

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    Quels grands équilibres seraient bientôt mis à  l’épreuve par la confrérie ? Quelles conséquences attendre d’un affrontement frontal avec Renata, la Magga du Monte d’Oro, y compris s’ils parvenaient à la vaincre ? Au-delà de la Magga, les forces de la Miséricorde, qui avaient amenée la fille de Bocognano à une vie de dévouement et de patience, ne seraient-elles pas heurtées au point de faire entorse à leur sacro-sainte réserve ? Les anges n’avaient-ils pas déjà montré qu’ils étaient capables d’entrer dans de justes et dévastatrices colères ? Le Stregu se sentait au faîte de sa puissance. Tomber de si haut ne le tentait guère.<o:p></o:p>

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    Avant de recevoir les frères de la loge du Sorru, il lui fallait impérativement retrouver toute sa clairvoyance. Il sembla s’agiter. Des trombes d’eau, projetées avec force par le vent, l’empêchaient de se concentrer. Seul un rituel suprême le sortirait de son malaise. Il tira les volets. Alluma un cierge bleu nuit. Et sortit un petit coffre argenté d’une armoire. Dans l’obscurité de la pièce, les bruits de l’extérieur avaient disparus. Le Stregu se sentait à nouveau lui-même. Dominant sur la matière. Souverain sur les esprits faibles.<o:p></o:p>

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    Il tourna le dos à l’Orient. Ouvrit le coffre. En tira des objets qu’il plaça rapidement sur une petite table. Sept bâtons d’encens aux senteurs de vanille et un bol qu’il remplit d’eau. Avec la chandelle, il alluma l’encens. Prit ensuite le bol, qu’il présenta à hauteur de son visage. Ses yeux se reflétaient sur l’eau et vice versa. Un silence. Une respiration profonde et lente. Des mots s’échappaient de ses lèvres. Psalmodiés avec gravité.<o:p></o:p>

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    « Gardien de l’Ouest et des métamorphoses de l’eau. Puissant L., intercède en ma faveur. Déchire la frontière des mondes invisible et visible. Place-moi au confluent de l’avant et de l’après. Disperse l’errance grouillante des élémentaux. Fais de ce couloir un poste d’observation où puisse se tenir ton serviteur fidèle. Je dénouerai les fils de la vie, jusqu’aux reflets des âmes. Je capterai la volonté des ténèbres. Le fruit de mes forfaits sera partagé avec Toi »…<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    A l’issue de sa transe, le Stregu connaissait le dessein des hommes en noir. La pérennité de leur pouvoir. La série toujours plus longue des richesses et des succès de  leurs chefs. L’exil de l’existence du petit Tucci, par la mort ou le bannissement de la terre corse, loin de la destinée de la confrérie. Les faits allaient, à l’évidence, méthodiquement donner raison aux frères du brouillard. Dès aujourd’hui et à toutes les époques. Leur organisation, leur puissance temporelle et leur détermination ne rencontreraient que de faibles oppositions physiques. <o:p></o:p>

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    Leur avenir, aussi loin que le Stregu avait été autorisé à se projeter, témoignait de leur capacité à se répandre dans la société corse et bien au-delà. Les inclinaisons humaines, l’hypocrisie et le lucre, ayant un avenir modelé par la physique terrestre, qui tire tout objet vers le bas, le Stregu voyait la confrérie finir par dominer le Monde. Personne, mieux qu’eux, ne saurait agglomérer la diversité des humains dans une aussi universelle fraternité d’intérêt. Tout cela confirma au sorcier que son alliance était la bonne. <o:p></o:p>

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    Avant de sortir de son cabinet, le Stregu eut comme un embarras. Une gêne fugitive. A son corps défendant, il pensa au Divin. Presque machinalement, il s’agenouilla. Une larme infime perla, malgré lui, sous sa paupière gauche… Bien que les âmes soient devenues pour lui de simples friandises, il ne doutait ni de l’existence, ni de l’omniprésence du Divin. Seulement, il le savait dans une posture diffuse. Trop souvent inaudible ou enclin à se taire. <o:p></o:p>

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    Plus que quiconque, le Stregu de Rosazia  aurait pu témoigner que l’onde divine emplissait bien l’univers jusqu’au dernier recoin de la Corse. Mais elle se complaisait surtout, selon lui, à observer l’élégante ronde des êtres de lumière. Eux seuls paraissaient avoir le privilège d’une écoute attentive. Aux autres, sa bienveillante indifférence ne consentait de récompenses que fortuites ou par d’invraisemblables péripéties. Rien d’ajustable ou d’aisément maîtrisable. De retour de ses excursions métaphysiques, le Stregu se lamentait souvent en son fort intérieur que tant de puissance sans a priori s’apparentait à un gigantesque gâchis. Aux lèvres de l’homme de désirs et d’appétits féroces, la passivité du Bien avait le goût insipide d’un insupportable vide.<o:p></o:p>

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    Il glissa avec aisance jusqu’au bas de l’escalier. Après avoir traversé un vaste salon, il ouvrit sa porte aux hommes en noir. « Entrez, mes frères ! Un déjeuner de viandes rouges, de vin du Cap et de pain frais vous attend. Votre entreprise, comme la  plupart des précédentes, sera couronnée de succès. Ce qui m’a été montré est sans appel. Qu’importe le prix à payer. Probablement des revers de conjoncture et quelques vies écourtées, dont celles de plusieurs de nos frères. Votre pouvoir temporel ne sait que croître et se diffuser dans la sphère humaine. Alors mangeons et buvons tout notre saoul !», s’emporta le Stregu, d’habitude plus sibyllin.<o:p></o:p>

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    Le repas fut néanmoins tout juste cordial, presque policé. Quand les frères de la loge du Sorru se trouvaient tous réunis, comme là, certains aimaient pourtant se donner en spectacle et se montrer rigolards. Hélas, l’impassibilité retrouvée du Stregu favorisait surtout le silence et l’observation d’autrui. Des signes discrets et quelques mots à voix basse s’échangeaient quand même entre ces hommes ayant généralement dans le civil de la tenue et du savoir-vivre. <o:p></o:p>

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    Seul Boezu Lupini voulut apporter sa touche dérogatoire au climat compassé entretenu par ses compagnons. D’abord modérément remuant, il finit par faire tâche au milieu des autres. Trouvant cette singularité épaisse bien à son goût, il lança de petits clins d’œil au Stregu. Son champ de vision fixant les limites de sa conception du monde, il ne craignait tout au plus que la cruauté du sorcier. Rien de très extraordinaire à ses yeux, si ce n’étaient l’expertise et la notoriété du Stregu de Rosazia en la matière. Ses transes et ses pouvoirs sur l’invisible ne valaient, pour Boezu, que par l’habileté du sorcier à se mettre en scène. Une bonne connaissance de la bêtise humaine. Une aptitude exceptionnelle à lire le climat et les signes de la nature.<o:p></o:p>

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    Habitué à la retenue du Stregu, le frère du vénérable, manifestait une présence quelque peu encombrante pour toute la loge. N’en pouvant plus de sentir des regards passablement réprobateurs, il se lança. « Sorcier, nous accompagneras-tu au combat cette fois ? ». Puis sur un ton de défi : « Ton brouillard qui traîne partout et tes visions d’alambics nous sont d’une aide précieuse. Mais peut être aurais-tu d’autres tours à nous montrer ? Et pourquoi pas un sabre à la main ? ». Le Stregu ne le regarda pas. De longues minutes de silence s’installèrent,  permettant à Boezu de chercher d’autres idées.<o:p></o:p>

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    A la surprise manifeste des frères du brouillard, le sorcier confirma qu’il les accompagnerait à leur partie de chasse. Il serait là pour porter au gibier le coup de grâce. Puis, en s’adressant au vénérable Ettore Lupini, il reprit paisiblement, « les plus éclatantes victoires sont aussi des défaites. Tout a un prix, prélevé à l’ombre des marches triomphantes. Je ne sais pas avec précision quel sera réellement celui du projet qui nous occupe. En étant à vos côtés, j’en tiendrai les comptes. Les forces des ténèbres annoncent rarement par avance les tributs qu’elles prélèvent. J’observerai, pour la richesse de l’enseignement ».<o:p></o:p>

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    Boezu se dit avec modestie qu’il venait de forcer le Stregu de Rosazia à sortir de sa tanière et à respirer la poussière des chemins aux côtés des frères de la loge. Porté par une petite euphorie, il voulut pousser plus loin l’avantage. « S’il n’y avait pas eu ce maudit Génois, nous n’aurions payé aucun prix pour tout ce que nous avons bâti. Notre construction est indestructible. Nous sommes de plus en plus nombreux et le butin partagé s’accroît sans cesse. Les confréries qui s’installent nous prennent en exemple et nous font allégeance. Si tu nous gardes seulement du mauvais œil, nous ne connaîtrons aucune défaite dans les jours qui viennent ! ».<o:p></o:p>

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    Le Stregu se dressa calmement. Son repas était terminé. Ses hôtes pouvaient prendre leur temps et réclamer à son domestique tout ce qui leur plairait. Maintenant, il souhaitait se retirer. Tout au plus, sur le ton pacifique qu’il affectionnait pour annoncer les morts violentes, eut-il une dernière attention pour Boezu : « si le futur proche est tel qu’il m’a été donné de le voir, un frère du brouillard dont le masque dissimule un visage semblable au tien nous quittera bientôt ».<o:p></o:p>

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    Quand le sorcier eut quitté la pièce, toute la loge du Sorru fit avec les mains des cornes et des signes de conjuration. Boezu prit les choses différemment. Le Stregu de Rosazia venait de souhaiter qu’il se fasse tuer devant ses frères en loge. L’avanie méritait un sanglant remboursement. Il s’en souviendrait en temps utiles. Selon lui, la confrérie aurait pu se passer depuis longtemps de cet appui immatériel. Son vénérable de frère s’entêtait à chercher des prolongements impalpables à des situations bien concrètes. Le mot escroquerie, lui vint à l’esprit. Il en était convaincu, les simulacres de spiritualité de la confrérie, destinés à habiller sa volonté de puissance, nourrissaient un escroc déguisé en sorcier.<o:p></o:p>

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    Après cet incident, les frères du brouillard retournèrent vers la paille des écuries pour s’y reposer. Les lagramenti qui, par prudence, n’entraient jamais dans la demeure du terrible Stregu, reprirent possession de commensaux quelque peu anxieux. Gavés aussi par le repas du sorcier. Parfois jusqu’à la nausée. Agacés, ils décidèrent de les tarabuster en leur rappelant des souvenirs de traques nocturnes. Quelques images de cauchemars. De mises en scènes mortuaires. Sentant les hommes en noir regagner leurs pénates, ils se firent joueurs en stimulant les petits rêves personnels de chaque frère. Et tout rentra dans l’ordre.<o:p></o:p>

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