• Chapitre 9 – A Rosazia<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

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    Arrivés en début de matinée au hameau de Rosazia, les frères du brouillard s’étaient arrêtés devant la demeure du Stregu. Une vaste maison de pierres grises. Avare en ouvertures sur la façade principale. Des murs aveugles au Nord et à l’Est, dos aux vents des montagnes. Une masse lourde et carrée, solide comme une tour génoise. Quelques dépendances autour. Une maison inspirant la sobriété le jour et un néant d’humanité la nuit.<o:p></o:p>

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    Ce 23 septembre 1798 s’annonçait une journée de pénombre et de repos pour la troupe des hommes en noir. Les abords de la maison du Stregu étaient déserts. Comme l’ensemble du hameau. Rien d’inhabituel au demeurant. Chacun s’affairait à des tâches d’intendance. Amenait sa monture aux écuries. Séchait les chevaux. Les soulageait de leurs selles et harnais. Des bagages et des armes. <o:p></o:p>

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    La porte du Stregu ne s’étant pas ouverte d’elle-même, les frères préféraient attendre patiemment qu’il se manifeste. On ne dérangeait pas le sorcier de Rosazia. On le provoquait encore moins, sauf à chercher la mort. Et se signaler à son attention, devant sa propre demeure, eut été pour le moins un affront à son acuité et à son omniscience revendiquée. Les frères du brouillard se regroupèrent donc au fond de la plus spacieuse des écuries. Le vénérable Ettore Lupini souhaitait mettre au point les derniers détails techniques de leur opération. Des détails que chacun savait émis sous réserve des recommandations que leur ferait le sorcier.<o:p></o:p>

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    Le Stregu de Rosazia demeurait enfermé dans son cabinet de travail. Un bureau ordonné. Sans alambics, ni chouettes empaillées ou bocaux d’onguents visqueux. Des portraits aux murs. Des ancêtres sévères. Des maîtres d’allures dogmatiques. Et des étagères couvertes d’encyclopédies, de livres de belle facture et peut être de quelques grimoires. Une pièce sobre, à l’image de la bâtisse. En définitive, un lieu semblable à bien des cabinets de vieux notaires ou d’érudits versés dans les sciences apothicaires. <o:p></o:p>

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    La tournure donnée aux événements par la confrérie du brouillard le préoccupait sans qu’il sache pourquoi. Ce sartenais, d’une intelligence rare et portant avec prestance sa soixantaine d’années, dédaignait les êtres petits et les situations bancales. Il s’était élevé très au-dessus  du commun des mortels, en partie pour ne jamais se trouver enfermé dans de médiocres obligations. Ce manque presque inédit de discernement le troublait intimement. Il sentait son devenir lié aux événements en train de se tisser, mais ne parvenait pas à en détecter les causes. Et encore moins les remèdes. Que les hommes en noir ne voient que d’un œil leur entreprise lui déplaisait fortement. Un stregu ne se contentait jamais de calculs à courte vue. <o:p></o:p>

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    Quels grands équilibres seraient bientôt mis à  l’épreuve par la confrérie ? Quelles conséquences attendre d’un affrontement frontal avec Renata, la Magga du Monte d’Oro, y compris s’ils parvenaient à la vaincre ? Au-delà de la Magga, les forces de la Miséricorde, qui avaient amenée la fille de Bocognano à une vie de dévouement et de patience, ne seraient-elles pas heurtées au point de faire entorse à leur sacro-sainte réserve ? Les anges n’avaient-ils pas déjà montré qu’ils étaient capables d’entrer dans de justes et dévastatrices colères ? Le Stregu se sentait au faîte de sa puissance. Tomber de si haut ne le tentait guère.<o:p></o:p>

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    Avant de recevoir les frères de la loge du Sorru, il lui fallait impérativement retrouver toute sa clairvoyance. Il sembla s’agiter. Des trombes d’eau, projetées avec force par le vent, l’empêchaient de se concentrer. Seul un rituel suprême le sortirait de son malaise. Il tira les volets. Alluma un cierge bleu nuit. Et sortit un petit coffre argenté d’une armoire. Dans l’obscurité de la pièce, les bruits de l’extérieur avaient disparus. Le Stregu se sentait à nouveau lui-même. Dominant sur la matière. Souverain sur les esprits faibles.<o:p></o:p>

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    Il tourna le dos à l’Orient. Ouvrit le coffre. En tira des objets qu’il plaça rapidement sur une petite table. Sept bâtons d’encens aux senteurs de vanille et un bol qu’il remplit d’eau. Avec la chandelle, il alluma l’encens. Prit ensuite le bol, qu’il présenta à hauteur de son visage. Ses yeux se reflétaient sur l’eau et vice versa. Un silence. Une respiration profonde et lente. Des mots s’échappaient de ses lèvres. Psalmodiés avec gravité.<o:p></o:p>

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    « Gardien de l’Ouest et des métamorphoses de l’eau. Puissant L., intercède en ma faveur. Déchire la frontière des mondes invisible et visible. Place-moi au confluent de l’avant et de l’après. Disperse l’errance grouillante des élémentaux. Fais de ce couloir un poste d’observation où puisse se tenir ton serviteur fidèle. Je dénouerai les fils de la vie, jusqu’aux reflets des âmes. Je capterai la volonté des ténèbres. Le fruit de mes forfaits sera partagé avec Toi »…<o:p></o:p>

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    A l’issue de sa transe, le Stregu connaissait le dessein des hommes en noir. La pérennité de leur pouvoir. La série toujours plus longue des richesses et des succès de  leurs chefs. L’exil de l’existence du petit Tucci, par la mort ou le bannissement de la terre corse, loin de la destinée de la confrérie. Les faits allaient, à l’évidence, méthodiquement donner raison aux frères du brouillard. Dès aujourd’hui et à toutes les époques. Leur organisation, leur puissance temporelle et leur détermination ne rencontreraient que de faibles oppositions physiques. <o:p></o:p>

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    Leur avenir, aussi loin que le Stregu avait été autorisé à se projeter, témoignait de leur capacité à se répandre dans la société corse et bien au-delà. Les inclinaisons humaines, l’hypocrisie et le lucre, ayant un avenir modelé par la physique terrestre, qui tire tout objet vers le bas, le Stregu voyait la confrérie finir par dominer le Monde. Personne, mieux qu’eux, ne saurait agglomérer la diversité des humains dans une aussi universelle fraternité d’intérêt. Tout cela confirma au sorcier que son alliance était la bonne. <o:p></o:p>

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    Avant de sortir de son cabinet, le Stregu eut comme un embarras. Une gêne fugitive. A son corps défendant, il pensa au Divin. Presque machinalement, il s’agenouilla. Une larme infime perla, malgré lui, sous sa paupière gauche… Bien que les âmes soient devenues pour lui de simples friandises, il ne doutait ni de l’existence, ni de l’omniprésence du Divin. Seulement, il le savait dans une posture diffuse. Trop souvent inaudible ou enclin à se taire. <o:p></o:p>

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    Plus que quiconque, le Stregu de Rosazia  aurait pu témoigner que l’onde divine emplissait bien l’univers jusqu’au dernier recoin de la Corse. Mais elle se complaisait surtout, selon lui, à observer l’élégante ronde des êtres de lumière. Eux seuls paraissaient avoir le privilège d’une écoute attentive. Aux autres, sa bienveillante indifférence ne consentait de récompenses que fortuites ou par d’invraisemblables péripéties. Rien d’ajustable ou d’aisément maîtrisable. De retour de ses excursions métaphysiques, le Stregu se lamentait souvent en son fort intérieur que tant de puissance sans a priori s’apparentait à un gigantesque gâchis. Aux lèvres de l’homme de désirs et d’appétits féroces, la passivité du Bien avait le goût insipide d’un insupportable vide.<o:p></o:p>

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    Il glissa avec aisance jusqu’au bas de l’escalier. Après avoir traversé un vaste salon, il ouvrit sa porte aux hommes en noir. « Entrez, mes frères ! Un déjeuner de viandes rouges, de vin du Cap et de pain frais vous attend. Votre entreprise, comme la  plupart des précédentes, sera couronnée de succès. Ce qui m’a été montré est sans appel. Qu’importe le prix à payer. Probablement des revers de conjoncture et quelques vies écourtées, dont celles de plusieurs de nos frères. Votre pouvoir temporel ne sait que croître et se diffuser dans la sphère humaine. Alors mangeons et buvons tout notre saoul !», s’emporta le Stregu, d’habitude plus sibyllin.<o:p></o:p>

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    Le repas fut néanmoins tout juste cordial, presque policé. Quand les frères de la loge du Sorru se trouvaient tous réunis, comme là, certains aimaient pourtant se donner en spectacle et se montrer rigolards. Hélas, l’impassibilité retrouvée du Stregu favorisait surtout le silence et l’observation d’autrui. Des signes discrets et quelques mots à voix basse s’échangeaient quand même entre ces hommes ayant généralement dans le civil de la tenue et du savoir-vivre. <o:p></o:p>

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    Seul Boezu Lupini voulut apporter sa touche dérogatoire au climat compassé entretenu par ses compagnons. D’abord modérément remuant, il finit par faire tâche au milieu des autres. Trouvant cette singularité épaisse bien à son goût, il lança de petits clins d’œil au Stregu. Son champ de vision fixant les limites de sa conception du monde, il ne craignait tout au plus que la cruauté du sorcier. Rien de très extraordinaire à ses yeux, si ce n’étaient l’expertise et la notoriété du Stregu de Rosazia en la matière. Ses transes et ses pouvoirs sur l’invisible ne valaient, pour Boezu, que par l’habileté du sorcier à se mettre en scène. Une bonne connaissance de la bêtise humaine. Une aptitude exceptionnelle à lire le climat et les signes de la nature.<o:p></o:p>

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    Habitué à la retenue du Stregu, le frère du vénérable, manifestait une présence quelque peu encombrante pour toute la loge. N’en pouvant plus de sentir des regards passablement réprobateurs, il se lança. « Sorcier, nous accompagneras-tu au combat cette fois ? ». Puis sur un ton de défi : « Ton brouillard qui traîne partout et tes visions d’alambics nous sont d’une aide précieuse. Mais peut être aurais-tu d’autres tours à nous montrer ? Et pourquoi pas un sabre à la main ? ». Le Stregu ne le regarda pas. De longues minutes de silence s’installèrent,  permettant à Boezu de chercher d’autres idées.<o:p></o:p>

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    A la surprise manifeste des frères du brouillard, le sorcier confirma qu’il les accompagnerait à leur partie de chasse. Il serait là pour porter au gibier le coup de grâce. Puis, en s’adressant au vénérable Ettore Lupini, il reprit paisiblement, « les plus éclatantes victoires sont aussi des défaites. Tout a un prix, prélevé à l’ombre des marches triomphantes. Je ne sais pas avec précision quel sera réellement celui du projet qui nous occupe. En étant à vos côtés, j’en tiendrai les comptes. Les forces des ténèbres annoncent rarement par avance les tributs qu’elles prélèvent. J’observerai, pour la richesse de l’enseignement ».<o:p></o:p>

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    Boezu se dit avec modestie qu’il venait de forcer le Stregu de Rosazia à sortir de sa tanière et à respirer la poussière des chemins aux côtés des frères de la loge. Porté par une petite euphorie, il voulut pousser plus loin l’avantage. « S’il n’y avait pas eu ce maudit Génois, nous n’aurions payé aucun prix pour tout ce que nous avons bâti. Notre construction est indestructible. Nous sommes de plus en plus nombreux et le butin partagé s’accroît sans cesse. Les confréries qui s’installent nous prennent en exemple et nous font allégeance. Si tu nous gardes seulement du mauvais œil, nous ne connaîtrons aucune défaite dans les jours qui viennent ! ».<o:p></o:p>

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    Le Stregu se dressa calmement. Son repas était terminé. Ses hôtes pouvaient prendre leur temps et réclamer à son domestique tout ce qui leur plairait. Maintenant, il souhaitait se retirer. Tout au plus, sur le ton pacifique qu’il affectionnait pour annoncer les morts violentes, eut-il une dernière attention pour Boezu : « si le futur proche est tel qu’il m’a été donné de le voir, un frère du brouillard dont le masque dissimule un visage semblable au tien nous quittera bientôt ».<o:p></o:p>

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    Quand le sorcier eut quitté la pièce, toute la loge du Sorru fit avec les mains des cornes et des signes de conjuration. Boezu prit les choses différemment. Le Stregu de Rosazia venait de souhaiter qu’il se fasse tuer devant ses frères en loge. L’avanie méritait un sanglant remboursement. Il s’en souviendrait en temps utiles. Selon lui, la confrérie aurait pu se passer depuis longtemps de cet appui immatériel. Son vénérable de frère s’entêtait à chercher des prolongements impalpables à des situations bien concrètes. Le mot escroquerie, lui vint à l’esprit. Il en était convaincu, les simulacres de spiritualité de la confrérie, destinés à habiller sa volonté de puissance, nourrissaient un escroc déguisé en sorcier.<o:p></o:p>

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    Après cet incident, les frères du brouillard retournèrent vers la paille des écuries pour s’y reposer. Les lagramenti qui, par prudence, n’entraient jamais dans la demeure du terrible Stregu, reprirent possession de commensaux quelque peu anxieux. Gavés aussi par le repas du sorcier. Parfois jusqu’à la nausée. Agacés, ils décidèrent de les tarabuster en leur rappelant des souvenirs de traques nocturnes. Quelques images de cauchemars. De mises en scènes mortuaires. Sentant les hommes en noir regagner leurs pénates, ils se firent joueurs en stimulant les petits rêves personnels de chaque frère. Et tout rentra dans l’ordre.<o:p></o:p>

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